top of page

ENTREES EN CENE

___________________________________________________________________________

« On galope tous derrière un regard » Nicole Garcia, La leçon de cinéma

(interview réalisée par Michel Ciment, Arras, 2019)

FONDS NOIRS OU FONDS BLANCS

Les portraits ne sont pas « en quête d'auteur » comme chez Pirandello, puisqu'on voit que la peinture de Sylvie Wozniak les a trouvés. Ils cherchent néanmoins quelque chose; un rôle, peut-être? Dans la fresque infinie, tableau par tableau, des groupes de visages, en duo ou en trio, surgissent, carré par carré, de fonds noirs. Cette obscurité permet de mettre en scène des personnages, de les convoquer pour un jeu théâtral et, en même temps, ce noir originel leur confère une possible inscription dans l'histoire de l'art. La juxtaposition, la permutation des volets de la fresque, d'une certaine manière augmente cette double virtualité. Bien sûr tels gestes sont déjà en voie d'interprétation par la position des têtes, des bustes, des mains, des doigts et, surtout, du regard, qui a lui seul tient le rôle difficile de captiver l'œil des regardeurs.

Dans les pièces travaillées sur fond blanc, où les suspens ne sont pas des repentirs, les sujets peints, étrangement, paraissent plus anecdotiques ou, disons, plus familiers. ici, un énorme bébé sollicite toute notre attention bien qu'il existe en quelque sorte pour lui-même, détaché de la parenté qui l'entoure, pères, mère, vraisemblablement, endormis, distants. Quand les têtes s'appuient à la toile restée brute et claire, elles supposent davantage d'inachèvement ; l'artiste mettant comme en réserve des attitudes et des accessoires pour un théâtre encore à venir. Altération, vieillissement par le truchement du crépi interviennent comme si la mise en scène retouchait tel vêtement ou tel maquillage. Ailleurs, sur des toiles « libres », l'étoffe sert de rideau ou de simulacre. Des plis inventent comme des pages à lire, comme des pauses entre les actes, mais là aussi, on ignore tout du texte.

Alors que dans les tableaux à fond noir, la mystification recule. Paradoxalement, nous sommes moins dupes devant une scène noire que la lumière des couleurs réinvente parce que nous croyons avoir déjà remarqué des tableaux célèbres. Ainsi ces tableaux noirs et ces tableaux blancs se manifestent-ils dans un Espace et un Temps différents.

POURPRE ET INDIGO

Ni ciel ni table pour cette cène, non encore avenue ou déjà desservie. Où est donc passé Judas? Les convives semblent tantôt las, tantôt préoccupés voire indifférents à ce qui a pu se produire. Là, leur présence seule efface le rôle qu'ils auraient joué. À l'exception d'un homme plus âgé, figé dans une attitude docte, voire réprobatrice. Mais l'action n'est pas leur propos. Aucun objet, aucune intention ne rassemblent vraiment ces personnes. Cette exploration, cet exercice du portrait s'attache plus à la matière qu'à la signification. C'est que le sacré est en devenir. Imaginons un instant que dans Les Noces de Cana de Véronèse, les têtes seules eussent été peintes. Absurde, non ? D'un autre côté, cette situation en absence de corps complets voire de paysages ou d'objets, nous rappellent que la Peinture possède ses motifs et ses codes.

HORS CHAMP

Pourtant une zone de bleu n'attend qu'un coup de pinceau sans hasard. Devant ces œuvres, on ne peut ignorer la Sainte Famille, les Annonciations, les Martyres, les Légendes, dorées ou violentes. Les visages implorent comme s'ils craignaient que nous passions notre chemin sans les voir. Une certaine étanchéité isole chacune et chacun d'entre eux. Et comme nous sommes évidemment toujours dans l'après-coup, nous ressentons à la fois leur solitude... et la nôtre. Ils se pressent vers la transfiguration ou vers un hors-champ, à la limite de la physiognomonie. La suite « diabolique » où un visage de singe hiératique et bienveillant se garde de juger son prochain excessif et grimaçant étonnera peut-être ? Il a toute sa place à l'humaine table.

Ainsi, dans cette peinture, comme parfois au cinéma, l'image fixe s'avère beaucoup plus subversive que l'image en mouvement, parce qu'elle est arrêtée là où l'auteur l'a décidé. On ne peut revenir en arrière ou se projeter en avant au gré de nos fantasmes. Le scandale, s'il y en a un, nous laisse étranger. Il faut toujours se méfier de la signification quand on a cru voir. Conjecture du tabou, du totem ou du masque, la création de tels tableaux fortifie nos libertés.

Marlyse E. Etter, mai 2021

bottom of page