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SYLVIE WOZNIAK: LE PORTRAIT CONTEMPORAIN OU LE DEFI DU VISAGE
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Apparu dès la plus haute antiquité, le portrait est un genre profondément enraciné dans la culture occidentale, il peut représenter tant un modèle réel qu’un personnage imaginaire, ce qui signifie qu’un portrait n’est pas nécessairement fidèle à la réalité, en particulier dans la peinture religieuse, les portraits commémoratifs et d’apparat ou encore ceux relevant de la veine caricaturale. Si par le passé la question de la ressemblance variait selon le type de portrait, elle demeurait néanmoins importante dans les portraits conventionnels. Au début du vingtième siècle, la condition de ressemblance est bouleversée par plusieurs mouvements : expressionnisme, futurisme, cubisme et diverses formes d’abstraction ont affaibli temporairement le genre, mais rapidement d’autres techniques de représentations humaines ont surgi, signant un renouveau du visage dans l’art. Puis, au début des années soixante, le pop art et la figuration narrative réintroduisent le corps et le visage dans la peinture, tout en y ajoutant une dimension politique et critique de la société de consommation.

De nos jours, portraits et autoportraits occupent une place importante, et dès lors que les questions de ressemblance et d’esthétique n’y sont plus fondamentales, l’artiste peut s’attacher à exprimer des valeurs moins académiques que par le passé, mais touchant davantage aux aspects de la condition humaine, comme le montre notamment Yan Pei Ming, artiste français d’origine chinoise, qui réalise depuis 1990 des portraits monumentaux mêlant abstraction, réalisme, histoire, politique et actualité.

Au moment où les sociétés basculent dans un monde dépersonnalisé et standardisé, Sylvie Wozniak s’est intéressée à la représentation du corps et du visage, sujets qu’elle décline avec des techniques et moyens plastiques intégrant tradition et modernité. Face au déferlement des images reproduites et diffusées par toutes sortes de médias et supports, l’artiste renoue avec cet étrange face-à-face du peintre et de son modèle ; une double proximité à la fois psychologique et optique, cherchant à saisir, au-delà de son apparence physique, la personnalité et les sentiments intérieurs de l’individu, à résoudre l’énigme de l’altérité. La prédilection pour ce genre s’explique par son parcours artistique ; après des études aux Beaux-arts de Valence et Grenoble, Sylvie Wozniak, s’intéresse à la calligraphie chinoise, un art de l’écriture qui remonte à plus de trois mille ans, dont elle a acquis les arcanes au cours du temps. Un autre centre d’intérêt de l’artiste s’est focalisé sur la danse, particulièrement la danse contemporaine, qu’elle a exercée depuis son plus jeune âge. Les rapports entre danse et calligraphie sont étroits et ont été démontrés ; en effet quand on danse, les mouvements destinés à avancer, reculer, tourner, plier un membre, viennent de l’esprit et sont transmis au corps, les pieds exécutent mais ne prennent pas d’initiative. De la même manière, l’impulsion calligraphique part de l’esprit qui la diffuse à l’épaule, au coude, au poignet pour finalement aboutir aux doigts manoeuvrant le pinceau. La force de tout le corps passe alors dans l’écriture. La calligraphie et la danse travaillent en outre sur la respiration, la concentration, l’accord dynamique entre l’esprit et le corps, enfin la danse contemporaine revendique la liberté du corps et de son expression, ce qui rappelle la performance calligraphique où le trait devient le prolongement de l’expression corporelle. Dès le vingtième siècle, de nombreux artistes ont été fascinés par les calligraphies orientales et leur gestuelle. On pense notamment aux idéogrammes de Paul Klee, à Arp, Miro, Baumeister ou Bissier qui cherchèrent sans relâche à créer un vocabulaire de signes picturaux, à Hans Hartung dont les réseaux de traits dynamiques transforment l’énergie psychique en traces graphiques, ou encore aux subtils jeux de signes et textures d’Henri Michaux. Aux Etats-Unis, Jackson Pollock avec sa technique de l’action painting fixa sur la toile la trace des mouvements du bras et du corps, quant à Mark Tobey, imprégné de philosophie zen et persane, il élabora la white writing, une forme de calligraphie dématérialisée et méditative.

 

Les portrait réalisés par Sylvie Wozniak s’inscrivent dans ce renouveau du genre, s’inspirant des divers héritages de la peinture moderne, de la calligraphie et de la danse, afin d’entrer en résonance avec les corps, les visages et les mœurs de l’époque actuelle. C’est dans cette perspective que l’artiste opte souvent pour des très grands formats : « J’ai agrandi les formats car j’ai observé que cela me permettait de mieux entrer dans l’intimité de la personne représentée, ces dimensions dépassant l’échelle humaine nécessitent également un travail physique considérable et une gestuelle adaptée à l’ampleur du sujet ». Une fois ses œuvres réalisées, l’artiste ne se contente pas d’en faire un simple accrochage mural traditionnel, le travail fait l’objet d’une mise en espace répondant à un projet et un lieu spécifiques. Ses installations s’intègrent dans un environnement valorisant au plan visuel et signifiant les éléments particuliers ainsi que la composition générale. Si les dimensions de ses portraits sont plus réduites, l’artiste réalise alors des séries par typologies de visages se combinant dans des configurations spatiales adaptées au contexte d’exposition. Sur un plan plus intimiste, Sylvie Wozniak sonde ce qui se passe sous la surface des visages, pour aller au-delà de la vérité anatomique, au- delà de ce que le modèle livre au seul regard, une zone invisible certes mais accessible par le biais des émotions et sensations, parfois aussi au travers de la parole échangée avec le modèle au cours des temps de pose. Il en résulte une somme de traits et motifs, où dehors et dedans, naturalisme et abstraction entrent en osmose et finissent par révéler une identité : « La ressemblance est traversée par tout ça » dit l’artiste. Ce processus revêt indéniablement un caractère intrusif qui peut se traduire par un encodage de signes défigurant le sujet qui, alors, ne se reconnaît pas dans l’image que l’artiste livre de lui. Portrait de l’esprit, anti-portrait ? Portrait tour à tour figurant et défigurant, portrait toujours insaisissable. Qu’ont pu penser Olga Khokhlova, Marie-Thérèse Walter ou Dora Maar en découvrant ce que Picasso avait fait de leur visage ? De son côté Bacon, jugeant son traitement plastique par trop « brutal », refusait que ses modèles posent et réalisait ses portraits à partir de photographies. L’esthétique moderne et contemporaine a investi les espace corporels intérieurs, les dimensions de la psyché, mais aussi celle du temps, de sorte que désormais : « Le visage a acquis un caractère qui représente toute sa vie, son passé et même son futur »1

 

Face à la prolifération d’une imagerie normalisée et virtuelle, Sylvie Wozniak s’est pleinement engagée dans la réhabilitation du portrait et lutte avec les moyens de la peinture pour transformer chaque figure en témoin de son temps. Plus une présence qu’une ressemblance, le portrait moderne revendique un espace spécifique « où la vie ressemble à la matière inanimée »2 et demeure un territoire que l’artiste persiste à explorer.

Françoise-Hélène Brou, août 2020

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1 Steinberg Saul, Le Masque, Maeght Editeur, 1966.
2 Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, L’Arbalète 1958-1963

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