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PEINDRE COMME UNE TRADUCTION

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VISITE D'ATELIER

Sur la presqu'île embrassée par les deux fleuves, l'Arve et le Rhône, à l'instant où Genève semble glisser dans leurs eaux, Sylvie Wozniak garde indéniablement le cap. Elle invite à découvrir son atelier qui recèle ses travaux, ses outils, un crâne, un canapé confortable. Aux murs plusieurs pièces étonnantes, sidérantes ! Le long des grandes fenêtres nord, court une tablette avec ordinateur, pages de calligraphie, livres, carnets de notes, et une grande boîte bleue où des mandarines jouent à Paul Eluard. À la fois laboratoire de recherche et théâtre de composition, cet assortiment invite autant à l'introspection qu'au désir de questionner l'origine et les motifs de cet œuvre. Sylvie n'est pas des artistes à rester muette, en attente d'appréciation. Elle s'interroge généreusement avec vous à propos de ce qu'elle crée et médite de créer bientôt. 

D'emblée, deux pôles paraissent aimanter son activité artistique: une inscription dans l'Histoire de l'art – plus particulièrement dans une histoire de l'enjeu pictural – et une très forte capacité à représenter. Sylvie explore la possibilité de se démarquer, d'inventer encore, à partir de ce qui constitue des fondements, tout en assumant sa place dans la ruche millénaire. Tradition ? Le mot s'impose au premier regard si on repère Caravage, Da Messina, tel damné de la Sixtine ou encore Véronèse. Cependant l'art de la citation que pratique Sylvie emprunte autant à la matière de la peinture qu'à une rémanence des sujets saisis. En regardant ses tableaux, on se trouve immédiatement happés par un scénario optique ; nullement engagés dans une narration prescrite. Ces têtes laissent s'absenter le récit ou la fiction pour se manifester dans une épiphanie. On pénètre bien plutôt dans le domaine de la trace, davantage dans la zone de l'intelligible. Entre les grandes têtes sur toiles et l'almanach des portraits miniature, il n'y a pas seulement un écart de dimension, mais un intervalle où l'écriture cherche à s'insinuer.

 

D'OÙ ÇA VIENT, UNE TÊTE ? 

Peut-être d'une empoignade contre l'effacement. De ce qui serait une inclination générale à la dissolution, à la chute. Les écrans d'aujourd'hui ne sont-ils pas autant de plages instables où les messages s'anéantissent ? Alors tenir tête jouerait à la résistance. Sylvie n'a-t-elle pas écrit en 2006 un livre dont le titre est Résistance douce ? Au destin informe des châteaux de sable, aux lendemains qui se succèdent sans chanter, aux chimères, aux succubes prêts à fondre sur nos ailes, Sylvie répond en façonnant une tête, en dévoilant un « vultus », en faisant volte-face. Ses tableaux montrent des têtes vivantes, reléguant, dans notre trop vague mémoire, tous ces corps anciens, pressés si nombreux vers la guillotine, offrant leur tête à la Révolution. Comment avoir imaginé abolir légitimement et universellement la peine capitale alors qu'on a consenti à sacrifier des milliers de têtes ? 

Modeler une tête s'origine probablement dans la royauté de celui qui la portait. Pendant quatorze mille ans, les pharaons laissent leur empreinte sur les rives du Nil : granit chatoyant de micas, obsidienne, sourires ineffables. Si on estime qu'une génération durait vingt-cinq ans, cinq-cents soixante têtes nous toisent, pour défiler en ruban pariétal de cartouches, parmi oiseaux, syllabes, accents et scarabées. Dispositif où on rencontre l'écriture. Champollion, au bord de la syncope, saisit les hiéroglyphes de la pierre de Rosette à l'instant même où Ramsès et Thoutmosis se percutent en figures, en sons et en signes. On pourrait s'amuser à comparer d'autres processions, remonter de la sainte Face vers Homère en quatre-vingts bornes et autant de têtes. Nous n'étions pas là au moment où les descendants se sont passé le témoin. Mais quelques mannequins ont subsisté, rendant caduque toute perception du temps. Par exemple, parmi les ruines de temples à Chypre, des têtes de dieux ou de prêtres datant du VIe siècle avant notre ère, affichent des caractéristiques aussi hellénistiques qu'égyptiennes. C'est un peu à cette sorte de carrefour que Wozniak nous convie : dans la mesure où elle maîtrise absolument les canons de la représentation et les techniques, ses visages ébranlent nos certitudes quant à une identification. Celles et ceux qui posent auront été enveloppés d'un projet en apparence. Doutant d'habiter leur cerveau, ils se seront perçus dans un espace improbable, leur boîte crânienne devenant, pourquoi pas, une hélice ou un escargot, comme dans une étude d'Albrecht Dürer.*

 

CE QUE L'ÉCRITURE FAIT AU VISAGE 

Cet affrontement physique presque quotidien au profit d'une énigme à énoncer rapproche la tête du modèle, au commencement « étrangère », de la main artiste qui l'ébauche. Cette partita met aux prises des adversaires obligés de se jauger, d'estimer leur effort d'authenticité. Tout à leur duel, l'exigence de l'une et la patience de l'autre délimitent un nouvel espace, celui de la toile où la tête va pouvoir se personnifier. Deux escrimeurs se défiant, maniant le fleuret : ne dirait-on pas des idéogrammes ? 

À propos de cette faculté qu'a Sylvie de danser autour du modèle comme d'un totem, de chorégraphier son approche par des gestes qui viennent mentalement au secours de son dessein, on pourrait parler d'une incriture. Elle emploie bien crayon, plume, pinceau, couteau ou brosse mais on devine en arrière toile, comme un rêve de topographie. Quand le paysage et le ciel ont-ils disparu de la peinture de portrait ? Au moment où on ne parvenait plus à décoder une allégorie ? Avec sa maniera, d'incruster, de maroufler, Sylvie Wozniak suggère aussi les plâtres d'opus que notre mémoire croit avoir entrevus quelque part. À moins qu'en archéologue, elle veuille restituer l'érosion, l'effacement, l'œuvre du temps sur une fresque. Est-ce pour ce motif qu'elle conserve, pour chaque portrait, une palette des couleurs utilisées ? Juxtaposés, ces « témoins » se lisent comme une écriture, ils s'orientent telle une phrase. Dans son ouvrage L'Invention de la figure, Anne-Marie Christin montre combien à la Renaissance italienne, l'invention de l'imprimerie a coïncidé avec la quête de ressemblance dans la peinture de portrait**. Mais déjà un siècle auparavant, Giotto et Dante, inventaient chacun un langage, le premier déroulant en fresques les textes sacrés, Dante abandonnant le latin pour composer son chef-d'œuvre en idiome du cru. 

 

LA TÊTE, LIEU DU SENS

Bien que Sylvie ait travaillé comme graphiste, pratiqué l'écriture et l'édition de livres, la typographie latine ne lui suffisait, vraisemblablement pas. Il lui fallait aller vérifier sur place comment ceux – dont elle croyait enfant qu'ils ont la tête en bas – se débrouillent avec l'écriture, ce qu'ils adoptent comme signes. Elle a longuement étudié leur langue. Singularité : en chinois, il n'y a ni lettre capitale ni italique. Henri Michaux, qui y est allé voir, parle de « l'instinctive tendance chinoise à effacer les traces, à éviter de se trouver à découvert. »*** Michaux se demande si ce n'est pas ce souci obsessionnel de ne pas perdre la face qui a nourri leur passion pour la copie. Si certaines toiles récentes de Sylvie peuvent, selon leur agencement, former telle séquence cinétique ou scène de théâtre, les acteurs jouent sans masque. Ou alors avec l'un de ces maquillages des premières tragédies, faits de farine mêlée à du vin ou du jus de baies. Peut-être, une anamorphose se manifeste-t-elle là où on ne l'attendrait pas... mais c'est que notre attention ne parvient pas à embrasser toute la richesse de ce qu'il y a encore à découvrir.

 

EN QUITTANT L'ATELIER

On s'aperçoit qu'on a passé un moment essentiel, sur la coursive d'une embarcation peu commune. Décider aujourd'hui de peindre des têtes contrecarre la nonchalance culturelle qu'on risque de retrouver à la sortie. L'atelier se trouve dans une usine désaffectée, celle où on a fabriqué tout l'attirail hydrothérapique de la clinique des Bains de Champel à La Roseraie, sise à quelques encâblures en amont. Joseph Conrad y est venu à quatre reprises. La première fois pour soigner ses fièvres et ses rhumatismes, après son expédition sur le fleuve Congo. Dire qu'il s'est baigné dans l'eau de l'Arve ! Dans une baignoire Kugler ! À ce moment là, il n'avait pas encore créé la tête de Kurtz au cœur de ses ténèbres. Il écrivait le chapitre huit de La Folie Almayer, où il affrontait d'autres monstres. Coppola choisira la tête de Brando pour incarner Kurtz dans Apocalypse Now, un choix que n'aurait pas désapprouvé l'auteur de l'original. 

… Je ne m'éloigne pas de Sylvie Wozniak, je ne me laisse pas étourdir, j'évoque la proximité exceptionnelle de deux instants de création. Mers de Chine, Jonction, visages inoubliables.

 

 

 

Marlyse E. Etter, décembre 2019

 

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* Georges Didi-Huberman. Être crâne. Lieu, contact, pensée, sculpture. Les éditions de Minuit, 2000. 93 p. Dans cet ouvrage, voir également ce que G. D.-H. dit de Léonard de Vinci ; de Giuseppe Penone et ses Paysages du cerveau.

** Anne-Marie Christin. L'invention de la Figure. Flammarion, 2011

*** Henri Michaux. Idéogrammes en Chine. Éditions Fata Morgana, 1975.

 

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