SYLVIE WOZNIAK
PORTRAIT CHINOIS, SI J'ETAIS...
Le portrait chinois est un jeu littéraire. Il s'agit de déceler certains aspects de la personnalité d'un individu ou d'identifier des goûts ou des préférences personnelles, au travers d'un questionnaire basé sur l'identification à des personnes, des objets ou des éléments divers.
En marketing, un portrait chinois est une technique d’étude qualitative et de créativité, qui consiste à transposer l’objet étudié dans un univers tout à fait différent.
Le questionnaire de Proust est le plus célèbre portrait chinois.
LE PORTRAIT
Le visage réunit tous les organes de la communication (regard, parole, odorat, goût, écoute). La vie a marqué ces visages plus ou moins vieux, les émotions les ont modelé, je peux les lire comme un texte. Il y a également le geste émotionnel de l'instant qui se superpose aux émotions du passé.
Je découvre des personnes, je regarde leur visage comme une peinture. Ce que me disent les yeux, la bouche, les joues, comment se tendent les muscles faciaux pour faire naître les signes ostentatoires du ressenti.
Dans le portrait, je cherche le regard. Il peut être frontal et s'adresser à moi-même, il peut être détourné mais avec la conscience de mon propre regard, il peut être ailleurs. Il y a les expressions que l'on affiche et il y a celles qui s'affichent d'elles-même.
Le caractère est également lisible, fort, dur, conciliant...
Sur un plan social, l'appartenance à un milieu défini, les vêtements, l'habitat, le langage, le métier, les fréquentations et les idéologies sont minimisés. Le gros plan permet d'exclure ces critères ou tout au moins de les banaliser.
Au delà de la représentation, le portrait perpétue le souvenir d'une personne non seulement pour créer une image historique ou statuaire mais pour tenter de fixer des émotions par l'écriture.
Dès la préhistoire, on peut trouver la représentation humaine et ce désir de se souvenir.
Le mouvement d'une vie se trouve sur un visage. En chinois le verbe "se rencontrer" se traduit par "voir la face" (jian mian).
Je passe beaucoup de temps à caresser ces visages. Ce sont des heures calmes.
L'échange est quotidien. Certains jours, 3 coups de pinceau suffisent. D'autres fois, je travaille la surface jusqu'à épuisement, parfois tard le soir, sans lumière et sans force apparente.
A chaque fois qu'une toile semble achevée, il s'est passé quelque chose, une nouvelle histoire que je n'attendais pas.
LE CADRE
Avec le format, le cadre a une grande importance dans mon travail. L'accent est mis sur une partie de la tête du personnage et un angle de vue.
Je suis pleine des personnages qui sont gigantesques devant moi. Ils doivent être grands pour me remplir complètement. Le hors champs de la toile est très important, il permet la prolongation du sujet. Ainsi, il nous permet de "faire partie". L'espace de chacun est toujours respecté. Les sujets sont magnifiés. Ils sont beaux parce qu'ils ont une présence et qu'ils montrent simplement ce que la vie leur a donné.
La photographie me permet d'avoir plus de liberté sur les cadrages bien qu'elles soient unidirectionnelles. Je me positionne devant la personne dans l'urgence puis rien n'a été convenu entre elle et moi. Ce moment précipité ne permet pas de choisir ce qu'elle veut raconter. C'est à moi de capter quelque chose. Le visage respire et traduit mille choses mais ne permet pas de faire des priorités.
Les personnages sont tantôt dans un face à face, tantôt de profil ou 3/4 face donc dans une situation de récit et ils se racontent, tantôt 3/4 dos ce qui permet une intrusion plus douce dans leur intimité, mais aussi une certaine sensualité.
LA PEINTURE
Je regarde un visage comme une peinture. La force des traits, la composition, la matière et les textures de la peau, les tensions que forment les expressions, les craquelures, les tâches.
La peinture est noble parce qu'elle incarne tout… elle est déjà matière et texture, elle offre plusieurs peaux dont la plus en surface est l'épiderme, couche superficielle de la peau. On peut la toucher et ressentir son grain.
Les tons chauds rendus par des ocres, terre de sienne brulés, bruns restituent une température corporelle.
La peinture à l'huile fait référence à l'histoire de l'art. Le portrait trône dans tous les musées du monde. Sujet inépuisable et mystérieux puisqu'il s'agit de l'être.
LA GRANDEUR
Les formats varient de 90/130 à 190/255 cm.
Etre submergé par les émotions, entrer dans l'intimité des personnes représentées, prendre les expressions en pleine figure, y être confronté. Trop près, je fais intrusion, je n'ai pas une vision d'ensemble mais je perds mes repères pour en découvrir d'autres. Je peux saisir voire toucher ce qui est. Je pénètre d'une certaine manière dans le corps pouvant mieux m'y confondre.
Un grand visage impressionne, peut même effrayer comme dans un cauchemars. C'est paradoxalement une manière d'élever le statut de la personne à un rang de prestige. L'homme est magnifié. L'émotion l'est aussi.
Le geste de la peinture à ce format exige un effort soutenu. L'énergie produite est un engagement vis à vis de mes sujets. L'esprit est plus libre quand le corps agit.
LE BLEU ET L'OCRE
Le bleu est une couleur présente dans les vêtements des personnages. Il évoque le travail, le communisme (par la tenue vestimentaire), un effacement de l'identité pour une identité de communauté. Cette valeur symbolique est appuyée par la notion de yin et de yang. Le bleu est une couleur yin et s'associe parfaitement avec l'ocre qui est une couleur yang. En complémentarité, l'ocre est alors omniprésent sur toutes les pièces. Il traduit la couleur de la peau et particulièrement celle qui est exposée au soleil. C'est aussi la couleur de la terre. Ainsi, la véritable identité est sous la peau, dans la nature même de chacun.
Les valeurs plastiques du bleu et de l'ocre participe à la composition du tableau.
Par ailleurs, l'ajout occasionnel d'autres couleurs tel que les verts ou les rouges libère les sujets des clichés de l'histoire de la Chine.
LE STYLE
Figuratif mais dont les traits restent rapides et essentiels, parfois brut. "Alla prima", les couleurs se mêlent plus sur la toile qu'en palette. Les couches ne sont pas forcément homogènes. Parfois la toile apparait encore, presque négligemment, alors que d'autres parties sont plus chargées. La spontanéité de certains traits laisse parler la matière, ils permettent de ne pas verrouiller la forme, et favorisent une respiration. Le geste pictural fait vibrer les formes, le corps est en effet agitée par la circulation du sang, les battements du coeur, la respiration, le clignement des paupières, la déglutition.
Le style pictural, simple et réaliste, doit être guidé par la force des personnages.
La peinture doit être facile, sans contraintes. S'il y a souffrance, la toile souffre aussi.
Il y a une période pour rencontrer les gens, les écouter se raconter. Puis, il y a une période pour laisser l'histoire des uns et des autres circuler en soi.
LES CHINOIS
La pensée chinoise est très rarement laissée pour compte lorsqu'il s'agit d'expliquer, mais aussi de retrouver dans le monde les fondements d'une pratique sociale. La Chine propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société.
J'avais probablement 6 ou 7 ans quand j'ai commencé à recevoir les résonances du pays du milieu.
Dans mes heures inoccupées, car il y en avait à cette époque, mes compagnes de jeu et moi errions dans toute la maison à la recherche d'inspiration. Sans aucun autre projet que celui de combler l'ennui, nous habitions toutes sortes d'espaces et positions avec nos corps graciles, nous trainions parfois même sous la table de la salle à manger, espérant dénicher un stimuli à nos délires d'enfants. A ces moments là, adopter un point de vue différent des objets nous comblait de bonheur. Soudain tout prenait une autre figure, un autre sens.
Nous narrions ce que nous voyions depuis le nouveau point de vue. Pour amuser la galerie, je prenais des positions engagées et riait moi même des sensations qu'elles me procuraient. Un certain jour, je racontais alors que les chinois, de l'autre côté de la planète ronde, voyaient exactement l'envers de nous. Disant cela, je maintenais mon corps en arbre droit, tête en bas, persuadée qu'ainsi je pouvais voir ce que les chinois voyaient. Persuadée que c'était la seule façon possible de voir ce qu'ils voyaient, et que très peu de personnes pouvaient se mettre dans une telle position et y rester le temps d'observer.
Le point de vue est d'une importance capitale dans la représentation du monde. Si je regarde un bol depuis le dessus, je ne voit pas le même objets que si je le regarde par en dessous, ou de côté. Ce sont des faits, mais aussi une manière de penser qui fait référence à la théorie du verre à moitié plein/moitié vide.
La culture chinoise est celle qui comporte le plus de différence avec la mienne. "La mienne" étant celle de l'occident tissée avec l'éducation reçue. Ainsi je peux facilement imaginer que la Chine est à l'opposé de ce que je connais. Pour mieux comprendre ce que je vois, ce que je suis, j''observe l'envers des choses, j'observe mon contraire. Au fil de ces années, succinctement, j'ai cherché à connaître la Chine, tout d'abord par le tai chi, puis par l'écriture calligraphique, enfin par la langue et le pays.
(De la danse contemporaine vers le tai chi, de la calligraphie latine et la typographie vers la calligraphie chinoise et du français vers le chinois.)
L'histoire de la Chine est extrêmement riche. C'est un pays qui impressionne de par sa taille, son histoire, ce qu'il est devenue et deviendra. Il y a les inconditionnels de la Chine et puis ceux qui n'y mettrons jamais les pieds.
Je ne dis pas "j'aime" ou "je n'aime pas" mais "je peux voir depuis là" ou "depuis ici".
Je peins les Chinois, depuis un certain point de vue. Lors de mes 3 voyages en Chine, j'ai réalisé une bibliothèque d'images, des portraits avec la perspective de les peindre.
Je les ai classé en 3 catégories. Celle des personnes qui me voient et me regardent, celle des personnes qui m'ont vu mais qui ont détourné le regard, celle des personnes qui ne me voient pas, qui ne m'ont pas vu. Ce qu'ils montrent d'eux même est alors différent en fonction de cette catégorie à laquelle ils appartiennent.
Il y a un dénominateur commun: chacun se raconte.
Je veux être au plus près, les observer, les écouter, les sentir, explorer les différents points de vue, oublier mon propre corps.
C'est cela qui fait nécessité.
AUTOPORTRAITS: SI J’ETAIS...
Une réplique pour chaque toile met en scène ma propre manière de voir, de sentir, de comprendre ces personnages. Je m'approprie leurs émotions, leur histoire, non pas pour les en priver, mais pour les assimiler et me comprendre moi-même. Ils deviennent alors des catharsis. Ces figures de projection me permettent de me construire. Comme si j'assistais à une pièce de théâtre, mes émotions se transforment en pensées. Je libère mes angoisses, fantasmes et pulsions par le filtre de ces personnages. Il n'y a aucune identification, seulement une projection.
Les "Si j'étais…" sont alors la mise en scène de ce phénomène de projection. Suite à quoi je deviendrai moi-même une catharsis.
Le voyageur engrange des photographies de son voyage, il aime immortaliser ce qu'il a vu, les personnages qu'il a croisé et qui ont attiré son regard. Il s’est questionné sur leur mode de vie, leur histoire. Il a comparé sa propre vie à celle de ces personnes, et par ce biais il a évalué, considéré ce qu'il a vécu et ce qu'il est lui-même, pour lui-même.
Les personnes étrangères sont toutes des catharsis.
Par ailleurs, il est important de noter qu'en Chine, les peintres sont accoutumés à réaliser de très grands portraits parce qu'ils étaient souvent transportés à dos d'homme pour être exposés sur la place Tian An Men.